TEMOIGNAGE AUTOUR DU CAMP DU GRAND ARENAS

Nathalie Deguigné, le 15 septembre 2018

C’est avec grand plaisir que j’ai répondu à l’invitation de Nicole Bonfils.

Je suis ravie d’être ici car une petite partie de ma vie est liée à ce quartier et ce, depuis plus de vingt ans.

Aujourd’hui, il me semblait plus intéressant de vous livrer mon témoignage plutôt que de proposer une conférence d’histoire.

En 1996, j’étais alors étudiante à l’Université d’Aix-en-Provence en maîtrise d’Histoire. En tant que Marseillaise, je connais bien ma ville mais je n’avais jamais entendu parlé de l’existence du camp du Grand Arénas.

Alors pourquoi La Cayolle, pourquoi le camp du Grand Arénas ?

Doit-on croire au hasard ou pas ? Je voulais travailler sur les phénomènes migratoires et cet étrange moment, que connaissent les gens qui passent par des camps et qui sont donc de passage… en transit.

C’est mon directeur de recherche qui me parla naturellement du Grand Arénas. Je commençais quelques lectures aux archives, réalisais aussi qu’une partie du camp servait de cité de relogement ; et je trouvais intéressant d’analyser comment et dans quelles conditions, toutes ces populations pouvaient cohabiter et échanger sur leur vie.

Je me suis donc positionnée sur ce choix de mémoire. Mon directeur de recherche Robert lbert contacta Emile Temime, grand historien des migrations et de l’histoire de Marseille. Emile Temime avait évoqué le Grand Arénas quand il avait travaillé sur le rapatriement des Indochinois après la Seconde Guerre mondiale. Mais tous deux craignaient que les sources soient insuffisantes. Robert Ilbert lança alors une idée qui conforta mon désir de travailler sur ce sujet. Il me proposa de croiser mes sources écrites à des témoignages oraux. J’étais enchantée de travailler des jours entiers aux archives et parallèlement de réaliser un vrai travail de terrain. J’allais enfin découvrir cette liberté d’être pleinement « acteur » de son travail.

Par contre, je ne pensais pas que cette histoire qui me ramènerait nombre de fois à La Cayolle allait me faire vivre une expérience humaine incroyable. J’avais 22 ans et le Grand Arénas m’a ouvert les yeux sur une réalité qu’on ne peut palper, assis sur les bancs de l’université. Cette histoire, l’histoire de La Cayolle m’a faite grandir. Je compris ce que pouvaient être des parcours de vie. Je saisis alors l’histoire, non grâce aux livres, qui m’avaient toujours passionnée jusque là, mais par l’intermédiaire de multiples paroles vivantes.

Mais revenons à ce moment où mon directeur de recherche fit la proposition à Emile. Ce dernier marqua un temps d’arrêt et dit : « qu’elle essaie, pourquoi pas… » Je me souviens de cette approbation comme si c’était hier. J’allais donc devoir retrouver des témoins de cette histoire, des acteurs et donc des passeurs de mémoire. Mon sujet de recherche était validé.

Je n’avais jamais réalisé d’enquêtes orales ; je ne connaissais personne liée à cette histoire du camp du Grand Arénas. Mais je savais juste que c’était sur ce sujet que je voulais travailler, découvrir, enquêter, dévoiler, reconstituer.

Bien sûr j’intégrais cette histoire à la Grande Histoire, l’histoire officielle, l’histoire politique : elle se situait juste après la Seconde Guerre mondiale et demeurait étroitement liée aux phénomènes de décolonisation et à la fin des protectorats français au Maroc et en Tunisie. J’étais très intéressée par le travail de dépouillement d’archives (archives départementales et municipales à Marseille, entre autre) mais aussi à Paris au Quai d’Orsay (archives diplomatiques). J’avais vraiment l’impression de mener ma propre enquête, allant de découverte en découverte.

Mais très vite et grâce aux témoignages que j’allais récolter, j’orientais mon mémoire sur une histoire des mentalités et mettais en valeur l’humain et l’humanité de cette histoire.

Je me souviens de mes premières démarches. Je me suis achetée un livre sur les techniques de l’enquête orale et j’allumais mon minitel… Passons sur les détails de mes appels téléphoniques mais au bout de quelques temps, je commençais à rencontrer du monde.

Je fis de nombreux kilomètres pour retrouver des témoins, dans des régions différentes, à Paris également. Car tous ces témoins ne vivaient plus forcément ici : les anciens transitaires mais aussi toutes les personnes qui avaient travaillé dans le camp.

J’ai le souvenir d’avoir réuni deux hommes qui s’étaient connus dans l’enclave juive du camp : un magasinier et un responsable du camp. Ils ne s’étaient plus vus depuis 1957. Donc 40 ans plus tard, après les avoir interviewés séparément, j’ai organisé une rencontre à Paris. Ce sont ces moments là que je retiens aussi. Tout comme l’accueil chaleureux de la fille de ce responsable du camp qui m’avait hébergée chez elle quand je consultais aussi des archives au Quai d’Orsay. Cette femme mère de famille me montrait des photos d’elle au camp ; elle devait avoir cinq ans à l’époque et se tenait à coté de Mme Roosevelt, l’épouse du président américain. Sur ces photos, je découvrais aussi les visages de personnes importantes qui avaient contribué au bon fonctionnement de cette émigration. Il y eut aussi ma rencontre avec Martine Yana qui animait une émission de radio et qui me permis de faire des appels à témoins.

J’interviewais ainsi de nombreux transitaires qui étaient passés par le camp du Grand Arénas, avant de partir pour Israël. Pour la majorité, leur séjour à Arénas demeure assez éprouvant, compte tenu de leurs conditions de vie au camp. Je m’étais d’ailleurs entretenue avec une secrétaire médicale du camp qui m’avait apporté de nombreux éléments sur le suivi médical et plus globalement sur la surveillance médicale liée à l’émigration. Ce qui m’avait interpellé, c’étaient les lois sur l’émigration sélective imposées par Israël ; un phénomène qui se retrouve aussi dans d’autres pays à différentes périodes de l’histoire…

Et puis, il y eut ma rencontre avec Paul Paoli qui fut projectionniste au camp. Il est décédé il y a quelques années sinon je pense qu’il serait parmi nous. Un homme formidable qui avait travaillé au camp à partir de 1955. Nous nous sommes vus plusieurs fois. Paul Paoli m’apporta une foule d’informations sur le camp. Nous avons visionné un film qu’il avait fait sur l’enclave juive, qui s’appelle « Vous êtes mes témoins » puis un autre, filmé sur un bateau le Flaminia dont il n’avait jamais fait de copie ; nous l’avons repiqué chez lui à l’aide d’un camescope. Je voyais enfin des images vivantes du camp. Pour moi ses découvertes étaient très précieuses car elles illustraient les paroles des  témoins. Et puis, je voyais enfin le camp. C’est aussi l’avantage que de travailler sur une période de l’histoire contemporaine car je pouvais retrouver films et photos, et bien sûr échanger avec des témoins.

Puis avec Paul, nous nous sommes rendus sur le terrain du Grand Arénas, c’était en 1997. Il y avait notamment un Intermarché. Et il restait encore des « vestiges » du camp. C’était comme si je participais à des fouilles archéologiques. Je pouvais enfin voir et toucher quelque chose de concret de cette histoire. Il restait encore deux poteaux qui symbolisaient la partie du camp des juifs réservée au personnel ; quelques marches d’escaliers et un vieux four cimenté. Mais surtout je me souviens de ce long morceau de mur où se détachait l’inscription hôpital à 250 m et sa grande flèche indiquant sa direction. Cet hôpital était en fait un petit château : la propriété Colgate, aménagée en dispensaire, appelé Mizrahbé qui signifie maison de l’espoir

Concernant l’enclave juive, j’ai vu bien d’autres personnes mais j’aimerais aussi évoquer l’enclave départementale et le quartier de La Cayolle.

Ces personnes portent en elles une autre mémoire que les transitaires car elles ont vécu « l’après » camp du Grand Arénas.

Là encore je ne vais pas évoquer tout le monde.  Mais je me souviens de Michel Tsakrios qui avait déménagé de La Cayolle dans les années 1980 ; piqueur de sel dans sa jeunesse, il avait par la suite participé en tant que maçon à la construction des Ilots (constructions dans le prolongement de l’enclave départementale). Invitée chez lui la toute première fois, nous sommes venus par la suite à La Cayolle et avons passé l’après-midi dans le quartier et ses alentours.

J’ai connu aussi sa sœur Annie Moltaldo, qui vivait à Mazargues mais qui a grandi à La Cayolle. Elle a vécu avec sa famille dans le camp puis dans les différentes cités. J’ai également revu Annie et nous sommes aussi allés nous promener dans le quartier.

Vous voyez ces trois personnes ne vivaient pas à La Cayolle et pourtant elles ont souhaité y retourner pour me raconter leur histoire, évoquer leur mémoire et celle du Grand Arénas.

J’ai rencontré  ces personnes au tout début de mes recherches. Je n’avais pas encore accès aux archives et ne possédais que leurs témoignages. Plus tard, j’ai pu effectuer des recoupements avec les sources écrites et je me suis dit que ces travaux devraient contenir une partie spécifique sur la mémoire des témoins.

Je voudrais aussi évoquer la sœur dominicaine, Bénédicte Riffaud que j’avais interviewée dans une maison de retraite. Elle a vécu dans un tonneau du camp, le 91, puis dans la cité Mandarine. C’était une femme qui parlait avec beaucoup d’enthousiasme de ces années et de toutes les actions qu’elle avait entreprises dès son arrivée en 1963 à La Cayolle. Son engagement et son humanité m’avaient beaucoup touchée. Elle m’a prêté des photos pour que je puisse les faire refaire.

Cette humanité, je l’ai aussi ressentie chez Lucien et Suzanne Fritz. Suzanne a vécu dans les Ilots et évoquait les années 1950 avec beaucoup de tendresse malgré les conditions de vie difficiles. Lucien me donna beaucoup d’informations sur les actions sociales menées dans le quartier et notamment sur les portes ouvertes à Colgate.

Evidemment les sources écrites sont nombreuses. Mais ma rencontre avec Lucien et Suzanne Fritz, que je n’ai vu qu’une seule fois, m’a profondément marquée. Si je n’avais pas rencontré toutes ces personnes, je pense que le mémoire et le livre coécrit par la suite avec Emile Temime, auraient été amputés de cette humanité.

Car face à cette histoire, il m’a semblé tellement important d’expliquer ce que les gens ressentaient. Raconter l’histoire, ce n’est pas simplement expliquer des faits. Certes les contextualiser, les analyser permettent d’avancer et de comprendre les événements. Mais ce qui m’a interpellée avant toute chose, c’est ce souffle d’humanité et cette grande solidarité qui a traversé l’histoire de La Cayolle.

Et puis, il y eut aussi ma rencontre avec Saddok Bouchacha ; arrivé à La Cayolle en 1949  il a vécu avec sa famille dans le tonneau 92.

J’ai vu plusieurs fois Saddok. Il évoquait souvent la réussite de toutes ces populations à vivre ensemble, en harmonie. Nostalgique de cette époque, il avait cet art de rendre toute chose unique. Il a sur renforcer malgré toute la distante que je peux mettre en tant qu’historienne, le fait qu’ici dans ce quartier, il s’est produit en effet quelque chose de rare et de spécial.

Je me souviens aussi de Jean Suzor, l’ancien directeur de l’école de La Cayolle et de sa fille Mme Reynaud que j’avais interviewés à Noves. Les enfants pouvaient être cinquante à soixante par classe selon les années. Le directeur se souvenait même avoir eu au cours moyen soixante-et-onze élèves. Ils avaient ouvert des classes qui n’étaient pas encore officialisées et qu’ils appelaient classes clandestines. Ce directeur avait fait le choix d’habiter dans le quartier avec sa famille. Il y restera plus de vingt ans. Il possédait un plan des tonneaux avec les noms de toutes familles pour pouvoir les contacter. Pari les instituteurs, j’ai rencontré Mme Nardini, ici présente, qui m’accueillit chez elle à La Cayolle. Sa générosité envers tous ces élèves allait bien au-delà d’un simple accompagnement pédagogique.

Voilà, il y a bien sûr bien d’autres témoins mais je ne peux évoquer tout le monde.

Ce qui me semble important, c’est que grâce à tous ces témoignages, analysés, et recoupés avec les archives, j’ai pu reconstituer cette histoire.

Mon directeur et Emile Temime furent étonnés du résultat car au final, j’avais tellement reçu, tellement échangé que je pouvais de manière précise raconter, joints aux faits historiques et aux éléments d’archives, ce qui s’était réellement passé au Grand Arénas.

J’étais tellement fière qu’Emile Temime ait apprécié ce travail et notamment la richesse des témoignages. Quelques temps plus tard, alors que je travaillais au Château de Servières, Emile me demanda d’écrire un article puis me proposa de coécrire un livre avec lui sur le camp. Il codirigeait la collection « Français d’ailleurs, peuple d’ici » chez Autrement. Une autre aventure démarra pour moi. Celle de pouvoir travailler avec un chercheur émérite. J’appris beaucoup sur la manière de problématiser une écriture, de la rendre plus pertinente pour en saisir tous ses enjeux et ses questionnements. Dans la vie, on fait de vraies rencontres et Emile en ait l’une d’elles. Il devint un ami très cher. Il m’a d’ailleurs toujours soutenue et encouragée dans mes choix professionnels.

Les deux années passées à travailler sur le camp du Grand Arénas  furent intenses. Avec la sortie du livre je devenais moi aussi, passeur de mémoire. Je devais montrer combien La Cayolle renfermait une histoire singulière. Et comme Emile était très connu, nous avons pu promouvoir le livre et parler dans diverses librairies, musées, radios et télés…

La Cayolle et son histoire n’ont cessé de voyager depuis. On évoque le Grand Arénas au-delà de nos frontières : en Afrique du Nord, en Israël, au Canada…

Et chaque année je suis contactée, soit pour parler du camp, soit pour renseigner des personnes qui cherchent des informations sur leur propre famille.

Je pense que les habitants de La Cayolle doivent tous connaître cette histoire et la porter.

Le quartier n’a pas simplement été traversé par des faits historiques ; sa population a vécu de grands changements. Elle a réussi à poser des modèles d’entraide et de solidarité exceptionnels.

On y retrouve des acteurs sociaux, des militants mais aussi, simplement des hommes et des femmes qui ont prouvé qu’ils savaient vivre ensemble et pouvaient arriver à rendre leur vie meilleure.

Alors certes, la misère cimente et unit souvent ses liens d’entraide. Mais qu’importe, les faits sont là. Et tous les témoignages recueillis rejoignent ce même ressenti.

Comme je l’ai évoqué précédemment, ce qui m’a passionnée, hormis tous ces parcours de vie, et  l’histoire de ce quartier, c’est le travail sur la mémoire.

Comment en 1996, peut-on réactiver une mémoire trente ans, quarante ans, voire cinquante ans plus tard ?

Comment cette mémoire peut-elle faire remonter tant de souvenirs ? Et qu’en reste-t-il ? Car la mémoire travaille, trie, sélectionne. Evidemment, il y avait des témoignages qui ne reflétaient pas la réalité car déformés par les années, faussés ou idéalisés. Et puis n’oublions pas la présence du mur qui entourait le camp du Grand Arénas qui par sa simple présence convoque l’invisibilité et ouvre un imaginaire des possibles.

Malgré, ces déformations, il y a des ressentis qui persistent. Les témoins ont livré tout simplement ce qu’il ressentaient et ce que cette période représentait pour eux. J’aimerais vous lire quelques phrases relevées parmi toutes ces heures d’enregistrement.

« Il y avait quelque chose de merveilleux. Il y avait une vie de village, c’était extraordinaire. Et c’est vrai que l’harmonie, le bonheur de vivre là, je peux vous promettre qu’il n’y avait pas plus beau. »

« Notre pauvreté, on l’oubliait quand on était ensemble »

« ça a créé un espèce de mélange qu’on ne retrouvera jamais. C’est vrai que nous en tant que jeunes, vivant en France, on ne connaissait pas l’Algérie et on a appris notre pays à travers ces personnes là, qui étaient nord-africaines avant d’être juives ou après être juives ; mais qui nous ont donné le moyen de vivre en tant qu’Algériens ou musulmans. »

« C’est une partie de notre vie tellement importante ; parce que tout en étant un quartier au bout du monde, c’était le paradis pour nous… et tous ces jeunes qui sont devenus parents ; c’est difficile d’en parler maintenant. Notre jeunesse, c’était le paradis ; c’est inouï tout ce que nous avons vécu. Nous personnellement, c’est notre vie, c’est notre histoire. »

« Sans compter qu’il y avait de la souffrance à la limite de l’acceptable. Mais ça ne faisait rien, le lendemain, le soleil se levait et on vivait. Lorsqu’on a construit les îlots, ça a fait du bien car les gens voyaient l’avenir. »

« J’ai continué à fréquenter la Cimade et on a eu quelques semblants de responsabilités. On faisait les moniteurs de colonies de vacances, on faisait des camps de jeunes, après on partait en stage de ski. Ça nous a appris beaucoup de choses.

Ils ont su nous faire voir autre chose du monde, nous ouvrir les yeux sur le monde. »

« Moi, ce qui me plaisait en ce temps là, c’est qu’on était inconscient de la politique, du racisme, etc. C’était très cosmopolite. Il y avait de tout : des juifs, des arabes, des gitans, des espagnols, des italiens. On était tous mélangés et on était tous copains. »

A travers ces paroles, on sent une grande nostalgie qui peut s’expliquer par une comparaison avec la société actuelle, plus individualiste, ou bien avec les autres formes d’habitats voulues par la politique d’urbanisation. Cependant, j’ai été convaincue en tant qu’historienne et en tant qu’individu, d’une histoire singulière qui a façonné le quartier.

Dans cette mémoire, il y aussi une foule d’anecdotes plus ou moins improbables. Les Indochinois par exemple, qui ne se mélangeaient pas avec les gens du quartier et qui impressionnaient de nombreuses familles. On disait qu’ils avaient mangé les ânes de Sormiou ; ou bien l’enclave juive qui dans la mémoire de certains transitaires, était un ancien camp de concentration construit par les Allemands.

Et Meyri la femme de Lilou qui tenait le Bar Martin. On m’a raconté tant de choses sur elle : transitaire au camp du Grand Arénas, elle s’était cachée au Rocher Gris pour qu’on l’oublie car elle ne voulait pas partir. Et les habitants allaient lui porter à manger ainsi que des couvertures et un matelas…

D’autres personnes interrogées sans liens directs avec le quartier, (et même un ancien Maire de Marseille), réfutent l’importance de l’émigration des juifs d’Afrique du Nord via le Grand Arénas. D’autres personnes investies dans l’émigration clandestine, avant la création de l’Etat d’Israël, n’accordent pas d’importance à cette émigration nord-africaine. A leurs yeux, elle ne représente pas la partie historique.

Enfin je voudrais revenir sur quelques faits qui ont marqué le camp.

Commençons par les difficultés à vivre dans les tonneaux. Dans l’enclave juive, les transitaires ont connu à la fin des années 40 et au début des années 50 des parcours d’immigration difficiles. Les trajets furent complexes, dangereux, car clandestins avant la création d’Israël mais aussi après, notamment au départ du Maroc. Et pourtant tous ces clandestins ont trouvé une terre d’accueil à Marseille au Grand Arénas. Après 1956, à la fin des protectorats, les mouvements migratoires s’accentuent. Les tonneaux en fusées céramiques construits par Fernand Pouillon s’avèrent solides. D’ailleurs, rarement un camp provisoire ne tiendra debout si longtemps. Mais le camp, même surpeuplé continue d’accueillir ces populations. On y installe provisoirement des tentes entre les baraquements. On tente cependant de reloger des transitaires. Je me souviens d’un responsable qui me racontait être allé voir une institution religieuse catholique entre Mazargues et le camp ; cette dernière ayant refusé l’accueil, il avait fait dormir les transitaires durant deux nuits dans des bus.

En septembre 1956, on compte 10 000 personnes au camp : enclave juive et enclave départementale comprise. La desserte en eau ne peut répondre à tous les besoins. Et puis 1956 c’est aussi son terrible hiver. Les canalisations d’eau se fissurent. Le camp est ravitaillé par les pompiers de Marseille. L’été par contre, la chaleur se ressent à l’intérieur des baraquements dont les toits sont enduits de goudron.

Aux archives départementales, j’ai retrouvé de nombreux courriers du gardien de l’enclave départementale. Il se plaint très souvent de ces périodes de surpeuplement et d’autres soucis courants à l’intérieur du camp.

La promiscuité s’avère difficile pour les transitaires. Dans les baraquements, les familles tendent des couvertures car il n’y a pas de cloisons de séparation. Alors que dans l’enclave départementale, on divise les tonneaux en trois (comme vous le savez sans doute), pour que chaque famille ait son espace. Je rappelle que les tonneaux mesuraient 30,50 m de long.

Dans l’enclave juive, tout prend du temps quand le camp contient des milliers de personnes. Les douches, la distribution des repas. Une transitaire me disait qu’il fallait faire la queue pour tout. Pour les repas, il faut parfois attendre trois heures. Les rations sont distribuées par des petits guichets.

Il faut se replacer dans le contexte d’une arrivée dans un camp. Pour certaines personnes qui n’ont pas connu les camps de personnes déplacées pendant la guerre, cette première vision était vécue comme un véritable  choc.

Les murs sont passés à la chaux mais la poussière et la terre battue à l’intérieur des baraques rendent l’hygiène difficile.

Pour certains le transit au camp dure quelques jours, pour d’autres moins d’un mois. Parfois les transitaires resteront des années.

Il est évident que Mr Thau qui s’occupait des relations entre les autorités marseillaises et israéliennes parvint à faire accepter une certaine souplesse administrative. Les visas de transit sont souvent dépassés et les autorités françaises doivent en principe ne pas garder ces personnes sur le territoire. On ferme les yeux, tout comme la régularisation des familles qui décident de rester en France.

Par rapport à cette attente prolongée, je me suis toujours demandée : que se passe-t-il alors quand on est là entre deux vies : celle d’avant et celle que l’on attend, dans un avenir proche ?

Pour les enfants, le personnel décide de développer un service d’animation culturelle : aire de jeux et école. Invitée à participer à un colloque sur les Juifs Marocains à Essaouira, il y a dix ans, j’avais échangé avec un homme présent dans le public. Il avait été un des instituteurs envoyés au camp du Grand Arénas.

Mais pour la majorité des gens, ce sont les séances de cinéma qui vont ponctuer ces temps d’attente. Paul Paoli me racontait qu’il tendait un écran entre deux baraques et les gens regardaient devant et derrière. Ceux qui ne savaient pas lire se mettaient derrière.

Mais bien évidemment, le Grand Arénas n’est pas un univers totalement clos. Les transitaires sortent avec des laisser-passer selon les périodes. Ils retrouvent les gens du quartier au Bar Martin.

Un témoin qui vivait dans le quartier se rappelle aussi être allé aux séances de projection dans l’enclave juive. Et les jeunes de cette enclave, allaient danser au bal avec lui ou bien jouaient au foot. Donc vous voyez combien un mur n’empêche pas les rencontres…

Une autre personne du quartier se rappelle aussi que sa mère donnait de la menthe aux juifs marocains pour le thé et que ces derniers portaient du pain dur pour les bêtes.

Et puis il y a les familles qui vivent dans les tonneaux dans l’enclave départementale. Avant, cet espace était réservé à des travailleurs immigrés algériens. Progressivement, d’autres familles, françaises, italiennes, espagnoles puis algériennes et tunisiennes s’y logent. On en compte trente et une en 1952.  Je me souviens d’un témoin qui vivait dans ces premiers baraquements avec sa famille ; ses parents avaient une boulangerie à Oran. Il entendait dire qu’il était en transit ici, qu’il ne resterait pas longtemps mais il y a vécu sept à huit ans. Les familles signent un contrat de location. Au début, il n’y pas l’eau courante. Puis des travaux sont effectués : évier, électricité, chauffe-eau.

Des barbelés séparent l’enclave juive, des tonneaux de l’enclave départementale et des Ilots. Mais que ce soient les jeunes des tonneaux ou des Ilots, certains passent de l’autre côté, échangent des adresses, prennent des photos ensemble.

Les témoins parlent aussi des familles gitanes qui au départ s’étaient installées au dessus du Nouvel Arénas. Certaines vivent par la suite dans les tonneaux et les Ilots.

Et donc ce qui ressort, comme je l’évoquais tout à l’heure, c’est cette solidarité et cette protection naturelle que les grands apportent aux petits. Un univers où on laisse sa porte ouverte…

Pourtant la misère comme le soulignait si bien sœur Bénédicte n’est pas uniquement une histoire de finances. Et les aides sociales s’efforceront de corriger ces inégalités.

De très nombreux témoins évoquent la Cimade et les sœurs dominicaines.

L’ATOM était là dès 1953 et jusqu’en 1966. Mais la Cimade avec notamment Jean-Luc et Hélène Recordon a laissé plus de traces dans ses actions car elles s’occupaient des jeunes ; et ces jeunes ce sont tout simplement les témoins que j’ai rencontrés plus de trente années plus tard.

La Cimade construira son centre d’apprentissage de 1962 à 1965 ; les sœurs dominicaines s’installeront dans un tonneau à partir de 1965.

Cette présence sur le site renforce ces sentiments de solidarité et de soutien qui unissent les familles.

Les enfants jouent tous ensemble. Il n’y a pas de séparations liées à un mode de vie particulier. La fille du directeur de l’école par exemple, jouait avec les filles des tonneaux et des Ilots. Elle se souvient d’un terrain vague où ses copines et elle s’entraînaient à faire voler des cerfs-volants qu’elles avaient soigneusement fabriqués et qui demeuraient de véritables objets sacrés.

Ici dans ce petit bout du monde, on a réussi à développer une fraternité ; une fraternité entre les communautés.

Les uns apprennent des autres. D’ailleurs dans l’enclave juive, je me souviens de transitaires qui avaient plus de points communs avec les familles des tonneaux mitoyens et des Ilots qu’avec le personnel du camp. Les juifs séfarades d’Afrique du Nord partagent une culture commune avec ces familles méditerranéennes et se sentent parfois plus proches d’elles que des juifs ashkénazes, travaillant au camp.

Que l’on soit juif, musulman, chrétien, on s’invite dans les fêtes, on fait connaître à l’autre sa culture. Un témoin se souvient aussi avoir grandi avec la musique orientale et le flamenco alors qu’elle n’était pas sa culture d’origine.

Je crois en effet qu’à cette époque il n’y avait pas de repli identitaire mais au contraire une ouverture vers l’autre.

C’est ce qui explique aussi ce que j’ai ressenti en récoltant tous ces récits : cette formidable humanité et cette chaleur dans les cœurs des témoins.

Alors certes le Grand Arénas n’a pas bouleversé l’histoire politique de notre pays mais elle appartient à l’histoire des hommes ; une histoire bien vivante qui mérite d’être racontée et montrée.